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« Je n’apprends bien que ce qui fait sens pour moi. Cette question va devenir cœur de l’action éducative. »

Interview de Pierre GIORGINI, président-recteur de l’Université Catholique de Lille, autour de la question de la formation des enseignants de demain.

Pierre GIORGINI est le président-recteur de l’Université Catholique de Lille après avoir été directeur délégué de France Télécom Recherche et Développement. Ingénieur de formation, Pierre GIORGINI est l’auteur de « La transition fulgurante : Vers un bouleversement systémique du monde ? » publié en 2014 chez Bayard. Il a accepté de répondre à plusieurs questions tirées des réflexions des participants à la journée Construire demain, aujourd’hui qui a réuni près de 150 chefs d’établissement à Bordeaux. 

Comment définiriez-vous aujourd’hui l’acte d’éduquer ?

Je propose deux définitions dont la première est issue du Professeur Pillay, Vice-Chancelor de Hope University à Liverpool. Éduquer, c’est armer les jeunes avec des « outils » de la pensée et de l’exercice de l’altérité leur permettant, en tant que personne libre et autonome, de conduire durant leur vie trois transformations qui fondent notre humanisation pensante et socialisée : le passage de la donnée et de l’information à la connaissance, le passage de la connaissance à la sagesse et enfin le passage de la sagesse à la spiritualité. A partir de cette définition, on peut dire qu’éduquer, c’est accompagner les jeunes dans l’acquisition des outils de la pensée et de l’altérité leur permettant de comprendre et de choisir la façon dont ils veulent être présents au Monde.

 Qu’est-ce qui bouge et va bouger fortement selon vous par rapport à ces définitions, au regard de ce que vous appelez une transition fulgurante ?

La crise du langage

Qui peut nier que les mots et la dialectique maitrisés par les jeunes peinent de plus en plus à désigner le réel, à la fois du fait de l’appauvrissement des langages, mais aussi par l’émergence d’un métalangage désincarné de la réalité, produisant un décalage entre le véhiculé et le réel. Cette crise du langage lui ôte l’une de ses vertus principales : permettre la relation à l’autre, au tout autre, relation habitant le monde réel et diminuant ainsi la pression de l’angoisse existentielle. L’autre vertu du langage qui s’éteint progressivement est celle qui permet à chacun de dire à l’autre qu’on a besoin de lui, et comme le dit Jean Vanier, de lui révéler ainsi qu’il est plus que lui-même, et de se le révéler aussi à soi-même. Le langage comme source de l’élévation au plus que soi. 

Sa crise est un drame en soi. Il est urgent de revenir à des références partagées et collectivement admises, permettant à tous de savoir ce dont on parle et passer du débat d’opinion à la production d’avis fondés. La qualité et la richesse du langage d’une personne reste un marqueur majeur du niveau de culture. À l’inverse, l’appauvrissement de son vocabulaire, l’affaiblissement des règles communément admises de son interprétation (la grammaire) et la perte de rigueur rendent difficile une rhétorique partagée. Ils interdisent la conception et l’expression de la nuance, du détail, et témoignent d’un effondrement dialectique du lien social et donc de l’affaiblissement culturel d’une civilisation. Mais il s’agit aussi, au contraire, de tenter d’ouvrir le langage sur la révolution en cours et de lui permettre d’accompagner cette transition fulgurante, tout en l’inscrivant dans une continuité historique. Car seule la langue vivante peut résoudre ce paradoxe : garder les pieds dans la tradition qui l’a constituée et la tête dans les étoiles d’une modernité en rupture qui reconstruit ses liens avec l’imaginaire. Il y a plusieurs chemins à explorer pour y parvenir. Il y a peut-être là un moyen d’aller vers les jeunes pour les aider à produire un discernement dialogué. Partir de leur capacité parfois agaçante de jouer avec la langue, comme en SMS ou sur Internet, tout comme ils jouent avec les lieux et l’espace avec leurs « Pokémons » virtuels. Car avant de savoir ce dont on parle, il faut pouvoir se parler. Ouvrir l’espace collectif de la transformation du signifiant (les mots) en signifié (le sens des mots) est peut-être un bon moyen de le faire. La condition indispensable : que ce dialogue ne soit qu’un chemin pour revenir à ce qui nous unit culturellement, une langue belle et claire aux significations référencées et partagées.

On pourrait faire le même constat sur la culture de la preuve dialectique et logique, y compris mathématique. Avant tout, il est donc urgent de revenir aux fondamentaux : lire, écrire, compter, analyser et démontrer, manipuler la logique y compris mathématique. Le temps et l’espace.

La fin d’un processus intégré

Autrefois, dans ma jeunesse par exemple, l’enseignant maîtrisait l’ensemble du processus. Les données et l’information nécessaire provenaient essentiellement de lui, intégrées au processus d’apprentissage qu’il voulait mettre en œuvre. C’est moi qui revenait à la maison avec des données et de l’information. Pas de télévision, un enfant ne lisait pas les journaux. Aujourd’hui, à l’heure de l’infobésité, le jeune est repu de données et d’informations sans discernement. Cela va trop vite. Alors, il devient crucial pour le maître de partir de ces données et de ces informations pour construire avec le jeune cette alchimie à la fois individuelle et collective qui va permettre le passage de la donnée à la connaissance. Et pour que ce processus se passe bien, il est essentiel qu’il fasse sens pour le jeune. 

L’impérieuse nécessité d’envahir la question du sens et de se concentrer sur la part d’irréductible par la technologie dans l’altérité intégrale (rapport corporalisé à autrui et inscrit dans l’engagement et la durée).

Je n’apprends bien que ce qui fait sens pour moi. Cette question va devenir cœur de l’action éducative. En effet, le transfert des savoirs formels et algorithmiques sera largement pris en charge par les robots et la « gamification » de la pédagogie. Du coup, elle sera disponible partout et en tout lieu, et dans des temporalités éclatées. Là où l’unité de temps et de lieu sera indispensable, ce qui définira le « tiers lieu école » en tant qu’entité physique, contrairement à ce qu’on nous annonce sur la disparition de l’école, c’est le lieu de l’altérité intégrale, socialisée, connectée aux enjeux de la cité et de la référence au bien commun. Le lieu de la transmission du « surmoi républicain », celui qui permet le vivre ensemble et l’exercice de la démocratie.

Je vous ai entendu souvent parler de l’émergence d’homo holopticus ? Cela a-t-il un lien avec cela ?

Oui effectivement. Le rapport du singulier au général, du un au tout, est bouleversé par l’émergence d’homo holopticus. Selon Jean-François Noubel, l’holoptisme se définit comme un « espace physique ou virtuel dont l’architecture est intentionnellement conçue pour donner à ses acteurs la faculté de voir et percevoir l’ensemble de ce qui s’y déroule », ou encore « un espace qui permet à tout participant de percevoir en temps réel les manifestations des autres membres du groupe (axe horizontal) ainsi que celles provenant du niveau supérieur émergeant (axe vertical) ». Il s’agit bien là d’une relation bilatérale entre le tout et l’unique au cœur d’une dualité fondatrice du vivant.

Dans ce cadre, homo holopticus désignerait l’émergence d’un « homme étendu » ou « homme espace » en réseau fait d’humains et d’extension de l’humain par la technique dont l’architecture globale accélèrerait de façon fulgurante sa migration vers un holoptisme intégral, horizontal et vertical, temporel et spatial. La perception du tout, du global (produit par l’ensemble du réseau) et de ses interactions avec l’agir singulier et local est donc ce qui caractérise l’homo holopticus. L’enfant n’échappe pas à cette évolution.

Ainsi, comme un joueur de football doté de ses Google glasses pourrait voir le match en même temps qu’il le « co-produit », l’homo holopticus percevrait en temps réel les interactions entre son agir local et l’agir global de l’humanité, dans le temps (conséquences pour demain) et dans l’espace (conséquences ailleurs). Chacun est appelé à percevoir ainsi la part de conséquences globales, dans le temps et dans l’espace, qu’il porte quand il agit ici et maintenant. Les jeunes sont aussi concernés par ce branchement en temps réel au global.

Que pourrait être l’école des homo holopticus ?

Une fois évaluées et garanties les acquisitions fondatrices décrites plus haut (lire, écrire…), dans un cadre largement aidé par la gamification y compris à la maison, il s’agit de faire de l’école le tiers lieu de la réarticulation et de la socialisation du sens, entre ce que les jeunes vivent, espèrent, projettent, construisent vis-à-vis de leur monde local mais aussi de leur représentation du monde global, et ce qu’ils doivent apprendre (éventuellement par eux-mêmes ou avec des robots) pour se développer libres et responsables, capables de faire le choix du comment ils veulent être au Monde.

Quelles seraient pour vous les compétences indispensables des enseignants qui y exerceraient ?

Une fois réglée la question des fondamentaux, parmi les compétences indispensables j’insiste sur l’aptitude à générer les dynamiques individuelles et collectives d’apprentissage en lâchant prise sur les contenus au profit de la génération du sens à partir de l’expérience des jeunes. Une capacité à se mettre soi-même en permanence en dynamique d’apprentissage sur ses méthodes pour ouvrir le champ aux apprenants de se mettre eux-mêmes en dynamique d’apprentissage.

Veiller à être en permanence branché sur le monde contemporain à la fois en local et en global. Car l’exigence de glocalité (Agir local en pensant global) se développe aujourd’hui chez les jeunes et peut constituer un formidable levier de médiation du sens (sauver la planète par exemple – homo holopticus).

Quelles sont les modalités de formation à développer en priorité pour permettre aux enseignants de mettre en œuvre l’école du futur ?

Une formation aux nouvelles ressources, gamification, robots instructeurs… Une culture du retournement pédagogique qui consiste à lâcher prise sur les contenus et les apprentissages formels pour passer à une pédagogie plus inclusive, faisant des apprenants des partenaires à part entière, concentrés sur la question du sens et de l’exigence d’une transformation des données et informations en connaissances pour conquérir leur liberté et leur responsabilité. Une pédagogie s’appuyant sur, et stimulant l’expérience apprenante de l’élève.

Entretien réalisé par l’ISFEC Aquitaine le 22 mars 2018