François TADDEI est cofondateur (2005) et directeur du Centre de recherches interdisciplinaires depuis 2006, à la tête de l’Institut innovant de formation par la recherche depuis 2012, il est membre des conseils scientifiques d’Universciences et de la Dgesco (Direction générale de l’enseignement scolaire) et titulaire de la chaire Unesco sciences de l’apprendre depuis 2014. Il a accepté de nous partager son point de vue sur l’école de demain et la nécessaire évolution de l’écosystème de formation des personnels exerçant dans nos établissements.
Vous n’êtes pas toujours tendre avec l’école d’aujourd’hui… quelles sont pour vous les principales difficultés qu’elle rencontre ?
Je pense que le problème principal c’est que dans un monde qui change très vite, si l’école ne change pas suffisamment vite, elle va avoir du mal à s’adapter au monde de demain et à préparer les enfants à inventer le monde d’après-demain. C’est d’après moi aujourd’hui le défaut principal de notre école. Un défaut qui me semble essentiellement dû au fait qu’on n’investit pas suffisamment dans la recherche et dans la capacité d’accompagnement des enseignants dans leur volonté de se transformer et de contribuer à ce changement.
Accompagner les enseignants dans leurs velléités de changement d’accord, mais par quoi commencer ?
Le plus important aujourd’hui me semble-t-il c’est de se mettre en mouvement et travailler avec tous ceux qui ont envie d’avancer en leur donnant les moyens d’évoluer, en favorisant les échanges, en regardant ce qui se fait ailleurs, en France comme à l’étranger. Quand on se met en mouvement on est en général accompagné dans ce mouvement. Il y a besoin de repenser la formation initiale et continue des enseignants dans ce sens. Et pour cela il faut une évolution systémique car si on change une difficulté du système sans prendre le tout en compte ce ne sera pas suffisant ni efficace.
Et comment concrètement cela pourrait-il se faire ?
L’important aujourd’hui c’est de créer des lieux, physiques ou numériques, où les gens peuvent se documenter, échanger, se rencontrer, créer ensemble et adapter ce qui se fait ailleurs à leurs besoins à eux. Ce qui serait utile également pour tout le système, ce serait d’inviter tous les enseignants à dire simplement ce qu’ils ont appris depuis leur prise de fonction et ce qu’ils auraient aimé apprendre le plus tôt possible. Si on les invite à réfléchir là-dessus, alors on leur permet de mesurer tout le chemin qu’ils ont déjà parcouru et on les amène à se constituer une base de données qui, au passage, nous permettrait sans doute de repenser tout notre système de formation. En invitant les enseignants à prendre conscience du chemin parcouru on peut plus facilement les aider à imaginer les étapes qu’ils pourront prendre à partir de là. On peut les inviter à faire ce chemin individuellement et collectivement, à discuter avec leurs collègues : « j’ai appris des choses sur comment accompagner un élève autiste parce que c’est la première fois que ça m’est arrivé et honnêtement ce n’était pas très facile, mais je pense que j’ai progressé là-dessus en lisant telles ressources, en discutant avec telles personnes, en participant à telles formations ». Quand on mutualise ainsi entre pairs, on rentre dans un écosystème de coopération et d’échange et de partage de solutions qui nous montre qu’on a déjà progressé et que donc on pourra continuer probablement demain. C’est ainsi me semble-t-il que les enseignants évolueront le plus et le mieux dans leurs pratiques.
Quel est le principal levier pour faire évoluer l’ensemble de l’écosystème ?
Une des priorités pour moi serait d’abord de passer d’une culture verticale de contrôle et de défiance à une culture d’accompagnement, de confiance, de coopération et de mentorat. Prenons le simple nom « d’inspecteur ». Dans l’imaginaire collectif il fait peur alors même que les fonctions des inspecteurs ont considérablement évolué dans la réalité. Le mot d’inspecteur ne peut pas inspirer la confiance des enseignants. Un des enjeux concrets serait par exemple de former les inspecteurs à l’accompagnement et de changer le nom donné à leur fonction. Ils pourraient être chargés de prospecter, de contribuer au développement professionnel des individus plutôt que d’être là pour les sanctionner. Ce sont d’autres regards qu’il faut créer.
Confiance, bienveillance, ce sont des mots qui résonnent dans le milieu de l’éducation aujourd’hui, et particulièrement pour le monde de l’Enseignement catholique. Quels moyens avons-nous aujourd’hui pour diffuser cette nouvelle culture dont vous parlez ?
Qu’on le veuille ou non, nous sommes tous issus d’une culture hiérarchique et compétitive. Or l’enjeu principal de l’évolution vers l’école de demain, c’est le changement de culture.
Le web est un formidable accélérateur du changement de culture parce que le web est déjà très horizontal et progressivement, cette culture du numérique décolle même chez des gens qui n’utilisent pas le numérique mais ils inter-agissent avec des gens qui ont eux-mêmes changé d’état d’esprit et sont beaucoup plus dans la coopération. Il y a, à un moment donné, besoin de faire confiance aux acteurs de notre système comme à nos élèves et sans doute à commencer par faire confiance à soi-même.
Effectivement, aujourd’hui nombreux sont les acteurs, qui considèrent le numérique comme une opportunité incontournable pour mettre en place l’école de demain. Mais a-t-on suffisamment de recul sur les conséquences de l’utilisation de ces outils sur les apprentissages ?
Je pense que tous les collectifs humains depuis ceux qui se retrouvaient autour du feu dans une grotte il y a déjà très longtemps, voulaient partager ce qu’ils avaient appris dans la journée. Il y a toujours dans les collectifs humains une capacité à apprendre. Le numérique fait qu’on peut apprendre et partager ce qu’on a appris à des échelles sans précédent. Il permet de partager dans l’espace et dans le temps. Une société apprenante ou un collectif apprenant c’est un collectif qui s’interroge sur « est-ce qu’il a les meilleures manières d’apprendre ». Est-ce que le numérique leur offre des meilleures manières d’apprendre individuellement et collectivement ? Pour l’instant, les outils numériques n’ont pas suffisamment été utilisés pour cela et n’ont pas en général été pensés pour cela. Ils ont été développés pour des raisons commerciales ou des raisons de contrôle dans certains cas, mais rarement pour essayer de maximiser nos capacités individuelles et collectives à apprendre et à faire ensemble des choses qu’on ne saurait pas faire seul. Le numérique peut donc être un véritable outil d’évolution.
Opérer, innover, instaurer un climat de confiance, engendrer cette société apprenante que vous évoquiez, le programme d’action est dense. Concrètement que peut-on proposer aux établissements, aux enseignants et aux formateurs ?
Je peux vous relater une expérience vécue à l’étranger, la fête de l’apprendre, qui pourrait être une proposition concrète accessible à tous pour changer de culture. C’est un endroit où les enfants, les enseignants, les chefs d’établissements, les inspecteurs, les parents, tous les acteurs éducatifs sont invités à réfléchir sur ce qu’ils ont appris de plus pertinent, à le célébrer et à célébrer ceux qui vous ont appris les choses importantes. Célébrer fait toujours du bien. Quand on prend du temps pour célébrer ce que l’on a appris, on se rend compte de plusieurs choses essentielles pour valoriser l’apprentissage : on s’aperçoit d’abord qu’on a finalement beaucoup appris et on constate ensuite qu’on a bien appris grâce aux autres, c’est-à-dire que c’est en coopérant souvent qu’on a appris le mieux. Cela nous permet alors de nous projeter sur ce qu’on a envie d’apprendre l’année prochaine et ce qu’on aura envie de célébrer dans un an. Et on peut dire, « tiens, toi tu as appris ça, moi j’aimerais bien l’apprendre est-ce que je pourrai l’apprendre auprès de toi ? » Cela peut se faire entre élèves, entre adultes, entre enseignants, un parent peut apprendre d’un enfant, on peut apprendre à l’école mais aussi dans une association sportive, dans une famille, de sa grand-mère, d’internet ou de toutes autres choses. Ces fêtes font en sorte que non seulement l’individu mais aussi le collectif s’interroge sur ce qu’il apprend et comment il l’apprend. Et donc ça permet en particulier de percevoir – ce qui a été démontré par un certain nombre d’études internationales – que ce qui compte c’est de développer la réflexivité et notamment la réflexivité sur ce qu’est apprendre, et donc sur comment apprendre à apprendre. Il y a mille et une manières d’apprendre et on s’aperçoit qu’on en maîtrise certaines et pas forcément d’autres, mais qu’on peut progresser là-dessus encore une fois individuellement et collectivement et à tout âge.
Si l’on ne devait retenir qu’une seule compétence à acquérir par les enseignants pour mettre en œuvre l’école de demain, quelle serait-elle ?
L’important aujourd’hui sans doute c’est de créer dans les équipes enseignantes une culture de la coopération, de tous les enseignants d’un établissement ou de quelques-uns. La coopération c’est définir collectivement les sujets sur lesquels on a envie de progresser et en particulier dans notre capacité à faire progresser les élèves et tous les élèves. Il faut que nous parvenions à sortir de la logique de compétition et de contrôle entre adultes et au sein de nos classes. Chacun au niveau de sa classe peut promouvoir plus de coopération, plus de capacité à apprendre les uns des autres, plus d‘entraide, et ce d’autant plus qu’on apprend d’autant mieux lorsqu’on doit transmettre à son tour. On le sait, les collaborations entre adultes ou entre enfants font progresser plus rapidement.
Coopérer, ce n’est pas naturel dans nos métiers ; cela s’apprend. La formation des enseignants doit-elle alors être repensée en ce sens ?
Je pense qu’effectivement il faut passer de la formation telle qu’elle existe et qui est, on peut se le dire, notoirement insuffisante en particulier lorsqu’on la compare avec ce qui se fait dans d’autres pays, à une autre forme de formation. L’enjeu pour nous est de passer d’une logique dirigée d’en haut, d’une formation qui a souvent peu de moyens ; à une logique qui parle davantage de développement professionnel et parte toujours plus des besoins concrets et pratiques des enseignants eux-mêmes en cherchant plus que tout désormais à les accompagner dans leur progression personnelle et professionnelle.
Très concrètement, comment cela peut-il se faire ?
Plus les enseignants auront vécu au quotidien dans leur formation ce qu’on attend d’eux vis-à-vis de leurs élèves et que nous venons d’évoquer, plus ils le feront. Par exemple, plus les enseignants auront été formés en coopérant, plus il y a de chance pour qu’ils incitent ensuite leurs élèves à coopérer et plus il y a de chance qu’ils coopèrent ensuite dans l’établissement avec tous les adultes y compris les parents, les personnels de vie scolaire, les ASEM etc.
Interview réalisée par Matthieu Pommiers, ISFEC Aquitaine le 23 mars 2018