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Les compétences comme vecteurs de modification des contenus d’enseignement

« Il apparaît que les compétences sont d’abord utilisées en proportion variable pour infléchir ce que l’on appelle, selon les pays, les contenus d’enseignement, les programmes scolaires ou le curriculum…

Générer des acquis utiles pour la vie professionnelle et personnelle des élèves

Le trait saillant, en la matière, est le souci de s’assurer que les connaissances, capacités, attitudes et valeurs acquises à l’école puissent être mobilisées de façon massive et pertinente dans d’autres contextes que les situations scolaires.

C’est ce qu’on appelle de façon un peu rapide se rapprocher de situations de la “vie réelle” (comme si les situations scolaires étaient moins réelles que les autres situations professionnelles ou sociales !).

En fait, ce qui est cherché ici c’est en premier lieu réduire la dimension purement scolaire ou académique des enseignements afin que les acquis des élèves s’avèrent plus utiles pour leur vie professionnelle et personnelle.

Dans un contexte de “société de la connaissance”, il semble en effet que la scolarité ne peut plus être seulement un moment d’enrichissement culturel, ni un moyen de pourvoir une partie des postes d’encadrement de la société ou d’opérer un filtre social, mais doit doter le plus grand nombre de jeunes de compétences indispensables pour être citoyens du 21ème siècle dans le contexte de la formation tout au long de la vie.

C’est le sens de la réflexion sur les compétences qu’avait ouverte l’OCDE et qui s’est prolongé à l’échelle européenne et de dans de nombreux pays (Dufour, Grootaers, & Francis, 2008; Gauthier, 2006; Gordon et al., 2009; OCDE, 2002; O. Rey, 2008).

Approche par compétences, facteur de motivation des élèves

En second lieu, il est aussi attendu d’un rapprochement avec les situations de la vie réelle un surcroît de motivation de la part des élèves, plus à même de saisir « l’utilité » et donc le sens de leurs apprentissages.

C’est d’ailleurs ce qui nourrit le procès central des compétences par ceux qui leur reprochent leur « utilitarisme » forcené, utilitarisme généralement soupçonné d’être uniquement à dimension professionnelle et par conséquent fortement inspiré par les besoins des entreprises (Crahay, 2006; Hirtt, 2009). Pour résumer, la compétence constituerait le cheval de Troie pédagogique pour domestiquer l’éducation aux besoins du néo-libéralisme.

Cette critique est particulièrement entendue par ceux qui estiment que certains pôles de l’enseignement scolaire, auxquels ils sont particulièrement attachés, souffrent plus que d’autres d’un déficit d’utilité immédiate : la littérature, l’histoire, les langues mortes, la philosophie et plus généralement ce qu’on appelait parfois les humanités.

Elle est également prisée par ceux qui considèrent que les disciplines existantes constituent un cadre nécessaire et suffisant pour la transmission des savoirs. Pour ceux là, l’intégration des compétences peut apparaître comme porteuse d’une logique d’altération voire de dilution des cadres disciplinaires qui sont les seuls à pouvoir organiser un cheminement rigoureux de la pensée et des apprentissages (Schneider-Gilot, 2006).

Néanmoins, nous pouvons dire actuellement que l’approche par compétences s’est substituée aux savoirs disciplinaires, même dans les pays les plus avancés dans la voie de réformes introduisant les compétences. Plus que de substitution, il s’agit de compléments, d’infléchissements ou de développement d’aires communes à plusieurs disciplines contributives.

En  Irlande, Project Maths a, par exemple, essentiellement changé la façon d’enseigner les mathématiques, même si une partie proprement dite de contenus a été modifié, ce qui a suffi à alimenter des controverses.

En tout état de cause, le débat introduit par les compétences aura eu le mérite de poser la question des contenus d’enseignement et de la légitimité des programmes scolaires existants au regard des besoins de la société. L’exercice consistant à considérer quels sont les savoirs les plus pertinents à acquérir n’a en effet rien d’évident, dès lors que l’on ne se contente pas de prolonger indéfiniment les rentes disciplinaires existantes ou que l’on ne considère pas que les sociétés savantes sont seules légitimes à décider ce que doit être le contenu de la scolarité (Perrenoud, 2011).

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Un avatar de la pédagogie “invisible” ? Les  compétences comme vecteurs de transformation des pratiques pédagogiques

Les  compétences comme vecteurs de transformation des pratiques pédagogiques

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Les pédagogies nouvelles marqueraient en effet le passage du “code sériel” au “code intégré” pour reprendre la terminologie de Bernstein, avec un cloisonnement moindre des savoirs en disciplines, plus de travail en coopération, plus d’autonomie dans le travail de l’élève et une moindre grande distinction d’entre le champ scolaire et les autres champs sociaux de la “vraie vie”. On comprend facilement comment l’approche par compétences peut relever de cette famille du code intégré caractérisée par un cadrage plus lâche.

Or, divers travaux sociologiques ont montré ces dernières années que beaucoup d’enseignants pratiquent cette pédagogie “invisible” sans avoir conscience que cette dernière est lourde de malentendus pour les enfants les plus éloignés de la culture scolaire (c’est à dire le plus souvent les enfants d’origine populaire) et contribue à redoubler leurs difficultés d’apprentissage, à rebours des intentions de leurs auteurs (Bonnéry, 2007; Rochex & Crinon, 2011).

L’approche par compétences constituerait ainsi une méthode qui non seulement s’avérerait trop exigeante, par exemple en érigeant l’inédit et la complexité en norme (Crahay, 2006), mais qui en outre accentuerait les malentendus cognitifs liés à la pédagogie invisible. C’est ce que pointe en partie Mangez quand il constate que les écoles belges à recrutement social élevé, où les parents sont très présents dans la vie scolaire, sont restées attachées aux méthodes traditionnelles d’enseignement (avec un recours important aux notes par exemple) pendant que ce sont les écoles implantées dans les milieux plus défavorisés qui ont expérimenté le plus avant les approches par compétences (Mangez, 2008).

Pourtant, certains auteurs soulignent que les dérives en termes de pédagogie invisibles ne sont pas inhérentes aux approches par compétence. Beckers estime ainsi qu’on peut concilier l’enseignement par compétences avec des pratiques professionnelles comportant des formes d’étayages telles que :

  • expliciter les attentes et les exigences du travail demandé ;
  • donner des consignes qui mettent en évidence les enjeux cognitifs de la tâche;
  • tisser explicitement la continuité des apprentissages ;
  • prévoir des moments de réflexivité et d’institutionnalisation du savoir construit;
  • travailler le transfert des apprentissages par décontextualisation/recontextualisation;
  • respecter la cohérence dans l’évaluation;
  • assurer une sécurité affective aux élèves avant de les lâcher dans une tâche complexe (Beckers, 2011).

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« Un  écho à ces préoccupations peut être observé dans la réforme en cours des Key Skills en Irlande (O. Rey, 2013b). Sans qu’il soit possible de décrire ici le détail de cette réforme, on peut en retenir que cette politique représente un tournant réflexif dans l’enseignement en Irlande : les élèves sont constamment incités à réfléchir sur ce qu’ils apprennent et sur ce qu’ils ont appris, notamment dans le domaine des Key Skills ou compétences clés.

Ce tournant réflexif est accompagné d’une démarche générale de large explicitation des compétences auprès des élèves, des enseignants, des parents et des parties prenantes de l’école. Alors que dans certains pays on essaye de développer les compétences clés comme “tache de fond” sans les faire apparaitre dans les matières au quotidien, la stratégie irlandaise consiste au contraire à les populariser jusque dans la classe.

Les cours que nous avons observés, dans différentes matières, avaient ainsi comme points communs :

  • une séquence d’explicitation formelle des objectifs de la séquence d’enseignant par l’enseignant au début du cours, avec un exposé des Key Skills (KS) qui seront travaillées à cette occasion ;
  • un rappel des règles à suivre pour développer les KS, notamment en terme de participation dans le travail collectif (prendre la parole sans la monopoliser, changer de rôle régulièrement);
  • le travail en groupe des élèves, que ce soit dans le cadre d’une manipulation pratique (ex. test de densité des liquides en physique-chimie) ou d’un travail sur les connaissances (ex. exposé sur les moines au Moyen-Âge);
  • une attention portée à la prise de notes par les élèves, dans une perspective de communication (vers les autres élèves et vers l’enseignant);
  • un moment de restitution collective (parfois avec exposé);
  • un bilan  à la fin du cours reprenant ce qui a été appris et ce qui a été travaillé comme éléments des KS.

Dans ce cas de figure, les compétences sont ainsi utilisées comme moyen de modifier les pratiques pédagogique dans le sens d’un effort plus grand d’explicitation voire de cadrage des apprentissages, bien loin des caractéristiques de la pédagogie invisible !

Conclusion

C’est en effet un moyen de poser des questions sur l’éternelle énigme du transfert des savoirs : une fois qu’on a enseigné et qu’on a évalué ce que l’élève a retenu de son enseignement, que deviennent ces savoirs dans le reste de la vie ? Qu’en fait-on confronté à d’autres situations non-scolaires ? Qu’est-ce qui permet d’assurer que l’on ne transmet pas des savoirs « morts », mobilisables uniquement dans le contexte particulier qui les a vus naître ?

De ce point de vue, les compétences interpellent la pédagogie comme les différentes didactiques.

Elles doivent également être abordées avant tout comme un des leviers des évolutions curriculaires majeures qui sont en train de se produire au 21° siècle, en lien inévitable avec l’évolution sociale et culturelle des sociétés et avec l’épuisement relatif du mouvement de massification scolaire  de l’enseignement secondaire initié après la seconde guerre mondiale. »

 OLIVIER REY

Chercheur au CNRS, enseignant à l’École polytechnique et à l’université Panthéon-Sorbonne, il a publié au Seuil, en 2003, un essai, Itinéraire de l’égarement, analysant les origines de la science moderne et son statut dans la pensée contemporaine.Philosophe.

De larges extraits de l’article d’Olivier REY, visible dans son intégralité  sur
http://perso.ens-lyon.fr/olivier.rey/les-competences-cles-dans-lenseignement-obligatoire-en-europe-fantasmes-et-realites-pedagogiques/